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Écrire sur ma mère

de G

 Introduction


J’ai dit oui. Je me rappelle que j’ai répondu sans réfléchir tant l’idée d’être réunie avec d’autres femmes dans l’écriture m’a réchauffée en novembre. Quand janvier est arrivé, j’ai cru déceler une peur silencieuse qui, à mesure qu’elle gagnait du terrain, faisait de l’ombre qui dérange. Dans le moindre interstice de mon quotidien, j’ai commencé à fantasmer une échappatoire à cette «invitation saugrenue ».


Aujourd’hui, nous sommes le 1er février et je persiste, tentée d’opposer cette occasion fâcheuse d’écrire sur sa-ta-ma mère à mon air revêche de la dernière année et à ma paresse primitive. Plus important encore, je n’avais pas rencontré son « fantôme » en dormant jusqu’à récemment. Je ne me souviens plus si c’était pendant l’été ou l’automne, mais je n’oublie pas cet épisode de réanimations nocturnes qui avait ruiné ma tranquillité. Ces rêves avaient répandu sur moi leur encre. Le nuage noir persistait à mon réveil. Quelque chose en moi n’était pas content et il était essentiel que je l’apprenne. L’heure de la mise à jour avait sonné.


La dernière image


Ma mère est morte un matin de septembre 2011. Elle n’avait pas 70 ans, mais la maladie avait mangé pendant trois ans l’équivalent des dix ou quinze dernières années de sa vie. En après-midi, mon père a passé un coup de fil. Des hommes sans voix sont venus récupérés, dans une housse grise, son corps raidi à une exception près, ses belles mains, que j’avais gardées molles en les serrant dans les miennes. Je ne l’ai plus revue après. À six ans, j’avais rêvé qu’après avoir été siphonnée par le trou de la baignoire, elle était réapparue dans la rue, toute nue et libre, marchant escortée des trois rois mages. À 35 ans, j’ai rêvé d’elle à l’agonie quelque temps. J’ai toujours eu la nuit féconde. Je n’ai qu’un seul enfant, mais j’ai fait plusieurs rêves dont j’ai gardé la trace par écrit.


Tristesse


Ma mère était malheureuse. Je l’ai compris tôt, cela m’a impressionnée. Toute mon enfance était hantée par la crainte qu’elle ne disparaisse. Par exemple, elle s’évadait de temps à autre pour retrouver ses sœurs de la rue Jobin, nous abandonnant avec mon père pour qui nous n’avions d’existence que pour lui être utiles. Aussitôt, la vie suspendait son cours et la couleur grise se répandait sur toutes choses, même les êtres. Avant que l’ainé n’ait atteint huit ans, mes deux frères et moi avions parcouru plusieurs fois, clandestinement, les 2,2 km à pied qui nous en séparaient. C’est seulement quand nous avions reçu la confirmation de sa présence en l’apercevant à travers une fenêtre que nous nous remettions à vivre jusqu’à la prochaine secousse. J’espérais toujours qu’elle nous reviendrait, sustentée comme une voiture dont on avait fait le plein.


En deuxième année, je suis passée maître dans l’art de lui éviter des soucis. Simple : il fallait ne pas en avoir. En lisant les aventures de l’espiègle Alibaba, mon âme trépignait. Dans les faits, pour sauver ma mère, j’apprenais à me taire et à sourire. Parce qu’il était réconfortant de savoir qu’elle dormait la nuit, j’endurais sans bruits les frayeurs qui suivaient mes cauchemars. Seul Dieu sait combien j’en faisais! Le dos appuyé au mur, les yeux écarquillés, pour ne pas réveiller Bébé dans son lit à barreaux avec qui je partageais ma chambre, je résistais, aux larmes, au réconfort et au sommeil. Même en dormant, je pouvais mourir pour elle : C’est la nuit profonde marquée par l'arrivée imminente d’une créature terrifiante à la porte de notre appartement. Comme la chambre de mes parents est la plus proche, je crains qu’elle ne les mange en premier. J'avance d'épouvante. Si je satisfais sa faim, il y a des chances pour qu'elle passe son chemin. J'ouvre la porte et je me précipite. Cocteau, dans son Plain-chant datant de 1923, a écrit : « Rien ne m’effraye plus que la fausse accalmie d’un visage qui dort ».  Enfant, je n’ai pas souvenir d’avoir été sereine.


Le ménage en héritage


Maintes fois, j’ai observé ma mère devant notre petit bout de comptoir de la cuisine, noyant ses mains fines et agiles dans l’eau de vaisselle. Ses gestes étaient brusques et cassants et quand elle avait achevé sa corvée, les éclaboussures qui la cernaient témoignaient du combat qu’elle avait mené. Quand mon père ne faisait pas la sieste, elle s’enfermait aussitôt après dans sa chambre pour lire ou dormir. Je pouvais voir le remous qu’elle avait causé derrière elle plusieurs minutes d’affilée et entendre le silence bruyant qui la caractérisait dans ces moments-là. À travers les années, je ne pense pas qu’elle ait apprécié de ranger ou de faire le ménage une seule fois. Balayer les coins ronds ressemblait à une vengeance personnelle.


À 7 ans, j’aurais pu rivaliser d’ardeur avec les plus grands missionnaires dans ma volonté de la satisfaire et de soulager sa peine. Nettoyer est devenu ma principale occupation après les devoirs. Un cousin m’a longtemps crue plus Cendrillon que l’ancienne. J’espérais déloger un espoir. En lui donnant du temps, ma mère pourrait se coudre une peau rien qu’à elle. Au lieu de cela, mon père a applaudi la petite fée du ménage que je devenais et ma mère, à qui cette démonstration d’intérêt n’était pas destinée, m’en a tenu rigueur. Alors je me suis faite plus discrète encore, mais j’ai doublé mon activité en convaincant mon jeune frère téméraire, un peu chenapan, de nettoyer pour la cause de « la plus heureuse maman du monde ! »


En vérité, tout l’intérêt que j’avais soulevé chez mon père résidait dans ma ressemblance avec sa sœur qui détenait tous les talents qu’il savait apprécier, spécialement ceux qui relevaient des arts ménagers. Ses compliments m’accablaient, car en vérité, ils avaient aussi l’effet de dire à ma mère qu’elle n’était bonne à rien. Sur ce terrain, ma mère, non sans agacement, a bien fini par me concéder certains mérites, mais de tout le reste, elle ne lâchait rien et usait de son empire sans sourciller. J’ai découvert que derrière ses compliments et ses sourires m’attendaient des abîmes.


Une couronne de Noël


Mon père travaillait tout le temps à ses propres affaires. À son arrivée au Québec à 17 ans, il avait appris la langue. Il avait étudié, fort. Il avait affronté, seul, les revers réservés à tous les étrangers. À la naissance de sa benjamine en 1982, il possédait une trentaine d’unités locatives. Chaque soir, il s’assoyait invariablement devant la télé pour occuper ses idées parce qu’il était toujours à vif en train de ruminer les risques financiers. De surcroît, les épisodes de maladie qu’il connaissait et la douleur physique écoulaient ce qui lui restait de patience. Mes frères et moi en avons fait les frais.


À ce jour, je ne lui connais que des locataires, mais aucun ami. Depuis quarante-cinq ans, il leur réserve un traitement d’honneur dans toutes ses conversations. Seules deux ou trois d’entre elles ont souffert l’exception. Jeune père, il ne parlait à ses enfants que dans la précipitation pour leur transmettre les tâches de la journée sans un sourire pour cette main d’œuvre sous qualifiée. Il était clair que nous lui faisions perdre son temps et, de l’énergie à nous consacrer, il n’en avait pas. « Et qu’ça saute ! » était sa devise préférée.


Pas une seule fois, il n’a daigné jouer aux cartes en faisant équipe avec l’un de nous. À sept ou huit ans, nous avions déjà appris à jouer à La poule à force de regarder les adultes. Nous patientions, très dignement pour conserver notre crédibilité à ses yeux, le moment où mes tantes nous céderaient leur place après la défaite. Mais c’était toujours à cet instant précis que tout son intérêt s’écroulait comme nos châteaux et qu’il quittait la table comme après le repas. Jamais, il ne nous a donné ce plaisir.


Contrairement à ma mère, il aimait la foule. Il était des festivals d’été en région ou des festivités du centre-ville où il nous trainait plus que nous l’accompagnions. Nous étions de sa suite, des membres d’équipage dont on ne se soucie qu’en dernier recours pour sauver sa peau. Ma mère n’était jamais de ces parties, trop occupée à souffler, j’imagine, enfin seule à la maison. En gros, lui et moi n’étions pas proches. Il n’était pas affectueux. J’ai bien recensé quelques embryons de ce côté, mais tous sont morts dans l’œuf à cette époque.


                                                                                    *


À l’approche de mes huit ans, j’ai demandé à l’accompagner à la messe de minuit.  Chez nous, l’atmosphère était solennelle et tous les deux nous nous apprêtions à nous mettre en route.  C’est là qu’il m’a tendu une jolie paire de bottes doublées de fourrure, une sorte d’incubateur pour mon p’tit cœur désolé. Un coup parti, un coffre-fort aussi m’aurait été utile pour placer en sûreté le sentiment nouveau-né. J’ai même le souvenir de m’être trouvée jolie ! Mais au moment où la porte allait se refermer derrière ma joie, ma mère m’a saisie par le capuchon pour me rappeler, doucement à l’oreille, combien ma mission de toujours avoir mon père à l’œil était essentielle. Il ne pouvait avoir d’yeux que pour elle.  Cette nuit-là, en contemplant la couronne d’épines qui faisait saigner la tête du Grand Christ en croix - elle dominait l’église comme l’étoile au sommet de notre sapin - j’ai trouvé un peu de consolation à savoir que je n’étais pas seule à souffrir au milieu des célébrations.


Forcément, avec l’imagination et la sensibilité qui étaient les miennes, j’étais persuadée que mon père était bien plus coureur de jupons que Dom Juan lui-même et j’ai fait de la loyauté l’une des vertus suprêmes qu’il me fallait à n’importe quel prix. L’ironie dans tout cela, c’est que chacune des paires de soulier qu’il m’a offerte par la suite ne m’allait pas. Elles étaient toutes trop grandes, mais elles avaient pour avantages d’être en liquidation et de me faire longtemps. Cela suffisait pour avoir à m’en accommoder. En guise de couronnement, j’ajouterai qu’il m’a fallu porter des orthèses et qu’on les a fait faire sur mesure avec mes souliers. Ha! Il serait faux de dire que je n’aimais pas mon père. Cependant, je l’ai longtemps détesté. À mon sens, c’est beaucoup plus problématique. Et il nous a toujours préféré l’argent. Au moins, ma mère chouchoutait son premier.


Parenthèses


Ma grand-mère était une musicienne enthousiaste, sans piano après le mariage. Elle était trop pauvre pour en posséder un, mais sa sœur lui prêterait le sien, puis le lui reprendrait sans crier gare. Sa condition modeste ne lui servirait même pas d’excuse pour réduire le nombre de ses accouchements : dix-neuf naissances réglées comptant. Quant à sa fille aînée, douée pour écrire, elle allait faire des débuts prometteurs en journalisme avant que le mariage ne l’ « enterre vivante » dans le fin fond des bois.  Mes tantes et ma mère employaient toujours cet oxymore pour évoquer le triste sort de l’artiste. Il me plait de penser que le nom du village terriblement poétique, comme il en est de nombreux autres au Québec, l’aurait conduite à sa chute. Elle est morte dans la soixantaine d’un cancer de la gorge. Après une carrière prolifique en tant que génitrice, ma grand-mère, pour sa part, allait être immortalisée en photo dans sa belle jaquette blanche parée de dentelle et couverte de son châle dans une pose magistrale. Elle était assise dans son grand fauteuil brun, paralysie complète dans toute la moitié gauche de son corps. Ma grand-mère est décédée à la même époque où j’étais devenue pro du ménage. Mes tantes ont sonné à la porte de notre appartement. Elles sont restées sur le pas pour annoncer la nouvelle. Ma mère s’en est allée à sa chambre, elle s’est couchée sur son lit et elle a pleuré. Je me suis couchée à son côté et j’ai pleuré aussi pour lui dire que je comprenais.


L’une de mes tantes était professeure d’éducation physique au secondaire. Pourtant, elle était superbe quand, à l’improviste, elle déclamait, corps et âme engagés, un passage, toujours tragique, sorti de la Bible, de Shakespeare ou d’un voyage exotique qu’elle avait fait. Elle se défigurait sans hésiter pour des joies de courtes durées : elle glissait à l’extérieur de sa bouche sa dent spéciale amovible. Dans sa préparation aux soirées costumées entre collègues pour lesquelles elle avait un penchant évident, elle était minutieuse. Elle faisait un arrêt incontournable auprès de ma mère, son artiste de l’ombre attitrée. Ma tante lui faisait aveuglément confiance et, surtout, elle lui fournissait un prétexte qui libérait ses talents. Je suivais les mains déployées de ma mère qui tourbillonnaient dans l’air avec le crêpe et la soie. Une pirate ou une tzigane prenait forme à la volée! C’est aussi ma mère que l’on appelait pour écrire les discours importants, elle aussi à qui on demandait de réaliser des cartes de souhaits uniques, peintes par sa main qui devenait fougueuse quand elle se saisissait les pinceaux.  Quel gâchis, me disais-je, en voyant partir ces petites œuvres qu’on sacrifiait pour des pacotilles. Les bonnes soeurs qui lui avaient enseigné avaient fait grand cas de ses talents en couture et en dessin. Ma mère a même nourri le projet d’en faire un métier, mais quelques paroles de son père qui passait l’auraient dissuadée d’un emploi du temps aussi absurde. Cependant, il n’a rien trouvé à redire quand elle a rejoint le rang bien garni des enseignantes de la famille.


Ma mère aurait « arrêté de travailler pour s’occuper de ses enfants ». C’est du moins l’explication qu’elle semait. L’expression d’un dévouement aussi total finissait par lui conférer quelques privilèges, ce qui a revalorisé son statut de « femme au foyer ». Était-ce l’aveu détourné de son impuissance en tant que femme? Était-ce le sacre de la mère après qu’elle a eu envahi toute sa personnalité? À défaut d’une issue, autant s’en servir; donc une façon de tenir le coup? Toujours est-il que la mère a gagné en puissance. Il a fallu à l’artiste une quinzaine d’années avant qu’elle ne repointe le bout de son nez.


De l’ambition par procuration


À la maison, ma mère a accru son activité et a pris du galon en occupant la fonction de maîtresse d’école bénévolement, métier rémunéré qu’elle avait exercé à une époque où elle n’était pas mariée. Elle nous a donné rapidement la mesure de son engouement pour ses nouvelles lectures à caractère pédagogique. Sous sa houlette, nous apprenions à obéir. Elle s’appliquait avec un enthousiasme féroce. Elle voulait des résultats. Ils ont toujours été les siens beaucoup plus que les nôtres du reste. Après que mon cadet débordant d’émulation a eu complété la méthode appliquée avant moi, elle a triomphé. S’en est suivie une croisade contre l’établissement scolaire qui refusait d’accélérer sa scolarité. Elle l’a toujours tenue pour responsable de l’agressivité qui, de là, s’est répandue, comme de la mauvaise herbe, dans la personnalité du deuxième fils. Finalement, mon frère et moi avons appris à lire avant la maternelle. L’école, cependant, nous a laissé sur la touche.


La deuxième année m’a offert une opportunité sur laquelle j’ai bondi. J’ai obtenu le rôle de la chèvre de Monsieur Séguin, celle-là même que le loup a dévorée après qu’elle eut outrepassé les limites de l’enclos assigné par son maître. Nous avions fait de la fable de Daudet du théâtre de marionnettes et je prêtais ma voix à la petite Blanquette. Par-delà les limites des assiettes en carton, des oreilles en papier, même du destin funeste de la petite chèvre, je me mettais à parler. C’était moi, en vérité, qu’on écoutait s’exprimer. N’en déplaise à l’auteur, je reste persuadée, après toutes ces années, qu’il y a des appels de la nature qu’on ne peut qu’écouter quels que soient les dangers que l’on tente.


En secondaire un, j’avais entre 12 et 13 ans. Ma mère relisait mes textes et sous prétexte de me faire la leçon, elle y laissait sa griffe. Ses formules avaient pour effet, disait-elle, de pimenter les miennes. Au début, c’était peut-être vrai, mais rapidement, elles n’ont plus servi à rien : elles étaient devenues prévisibles. Dans la même année, elle a joui de son privilège une dernière fois. Elle m’a inscrite à un concours oratoire ayant pour thème la personnalité. À cette occasion, c’est son texte que j’ai déclamé avec expressivité, mais sans conviction, sous l’œil inquisiteur des gyrophares qui avaient remplacé les projecteurs. Néanmoins, à l’écoute des autres textes, j’ai pu entrevoir des possibilités que je ne soupçonnais pas encore. Tout à coup, il est devenu urgent que j’en fasse l’expérience. J’en brûlais tellement j’étais ardente. Je n’ai plus jamais autorisé ma mère du moindre changement dans mes compositions. Et j’ai lu sans m’arrêter.


En dehors du français, ma mère s’intéressait peu aux matières académiques, mais elle n’a jamais manqué de s’enquérir de nos résultats. Les miens étaient presque toujours bons, mais seuls les 100% pouvaient l’émouvoir: « 90%? répétait-elle, imperturbable, tu peux faire mieux! » Ma mère cachait un trou noir dont la création remontait peut-être à l’explosion de ses rêves artistiques de jeunesse. Il me semble que c’est de lui dont originait toute son ambition. Quand elle m’inscrivait à un cours de gymnastique, de natation ou de patinage de vitesse, elle choisissait toujours pour moi le volet « compétition». À tout coup, j’avais l’impression de m’être égarée dans un rêve bizarre. Aussi me sentais-je des affinités avec les enfants dans les contes « Hansel et Gretel » et « Le Petit Poucet » que les parents allaient perdre en forêt.  Il y a des jours où la main de ma mère a retenti sur mon visage. Bien que j’aie oublié ce que j’ai pu dire ou faire, cela me soulage un peu de savoir que je n’ai pas toujours été gentille.


                                                                                   *


Ma mère a inscrit ses trois premiers poulains à l’école de musique. Jusqu’à ce que le hockey ne fauche mes deux frères deux ans plus tard, nous avons formé un trio familial de flûte à bec pour le divertissement des parents lors des récitals de fin d’année ou des jeudis concerts.  Même si les motifs de ma mère n’étaient pas transparents, il a toujours été clair que jouer d’un instrument constituait pour elle un avantage qu’elle entretenait par procuration. J’ai quand même perduré dans cette voix jusqu’à mes 17 ans. Mon idée fixe avait été d’atteindre le Conservatoire, moment où ma mère n’aurait plus eu à débourser un centime, car les études à ce niveau sont subventionnées. Un souci de moins, vous comprenez. Malgré cela, j’ai eu beau souffler dans mon instrument, je ne me suis pas sentie moins à l’étroit dans tous les cours de théorie, de dictée ou de solfège que j’ai suivis au conservatoire comme à l’école de musique : je n’y étais pas à ma place. Je trouverais dans notre déménagement dans l’Ouest québécois, l’occasion d’une démission longtemps rêvée. Je renoncerais au transfert d’établissement; la joie m’attendait quand j’en sortais, en dévalant le grand escalier et en m’agrippant au livre déjà ouvert dans ma main. En reprenant la lecture où j’en étais, je me reprenais à vivre avec elle.


Je terminerai sur le sujet de la musique en ayant une pensée pour mes oncles et pour mes tantes attroupés tant de fois dans la cuisine ancestrale pour m’entendre jouer leurs morceaux préférés. Au son de la musique, ils se recueillaient comme au souvenir d’un temps heureux qui les avait quittés trop vite. Le fantôme de ma grand-mère rôdait à n’en pas douter.


                                                                                

                                                                                   *


Au Cégep de l’Ouest, pour décompresser pendant la fin de session, j’ai commencé à reproduire sur les pots de violettes que je cultivais quelques tableaux connus à l’abri dans ma chambre: « Les glaneuses » de Millet, « Femmes de Tahiti » de Gauguin. J’y ai pris goût et quand il m’a fallu plus grand pour une inspiration de mon cru, j’ai opté pour la porte. Auparavant, ma mère qui avait pris la décision de suivre un cours de peinture à l’université, gagnait en confiance sous l’œil encourageant du professeur. Mais son initiative a eu peu de répercussions, sinon de faire comme moi à mes débuts. Elle a peint des peintures célèbres sur des pots en grès toujours plus gros qu’on offrait à un enseignant au moment de prendre sa retraite et elle a peint sur les murs du gymnase de l’école que frappaient les ballons quand elle ne faisait pas de suppléance ou de francisation. Après mon départ de la maison, la porte de mon ancienne chambre a dû être remplacée. Depuis qu’elle l’a entreposée dans la cave, la porte au paysage n’a pas bougé. À mesure qu’il se fait vieux et sent la mort qui approche, mon père redoute ma défunte mère davantage.


                                                                                   *


Ma mère exigeait de moi à dix ans que je tienne les comptes du moindre incident en son absence et elle ne plaisantait pas. À la fin de ma sixième année, j’ai dû lui avouer que le beau globe bleu qu’elle avait longtemps hésité à me prêter s’était brisé lors de la soirée que j’organisais en tant que présidente de ma classe. Elle m’a contrainte à demander à l’élève qui l’avait accidentellement échappé de me rembourser les cinq dollars qu’il en avait coûté. Quand j’ai eu dans la vingtaine, elle ne supportait pas que ma sœur qui était de passage dans la région et moi nous nous retrouvions seules, sans elle, quelque part. Un soir d’hiver où nous nous apprêtions à sortir pour prendre un verre, elle a fait tourner le moteur de la voiture. Elle menaçait de nous suivre. Une autre fois, pour un motif semblable, elle écumait au point d’étouffer. Voyant que les mots étaient impuissants à la calmer, je l’ai frappée, deux fois, au visage, avant que l’air ne recommence à circuler. J’étais si bouleversée que j’ai marché jusqu’au centre-ville avant de décolérer. Si je l’avais laissé faire, ma mère m’aurait tout pris, même le fils dont j’ai accouché à mes trente ans. Les mains de ma mère se sont refermées et ont formé des poings pendant dix ans. C’est la maladie qui lui a donné la force d’amorcer une descente aux Enfers. Entêtée jusque dans la mort, elle n’a accepté d’être escortée que de quelques auteurs. Elle a tenu un journal, même quand le traitement provoquait des tremblements qui rendaient difficile le geste d’écrire.


La guerre froide et chaude entre mes parents


À 15 ans, ma mère m’a amenée au Mc Do pour discuter. C’est mon seul souvenir d’une sortie en tête à tête avec elle avant l’âge adulte. La discorde entre mes parents était telle que j’ai empoigné mon audace en l’invitant poliment à divorcer. Mais son regard a vite basculé vers l’intérieur et elle a souri. J’ai obtenu deux phrases courtes en guise de réponse articulée qu’elle était sur le point de timbrer : 1. mon père n’avait pas que des défauts; 2. Je m’en rendrais compte avec le temps. Mais combien de vies avait-elle?   Était-elle consciente des enjeux? Ou l’hypocrisie des parents n’était pas un mythe!  Ma mère ne jouait pas cartes sur table quand elle était concernée. Son style à elle, c’était de brouiller les pistes. Elle s’environnait de Confusion et tâtonnait à l’année. Bref, il n’y aurait pas d’autre occasion. Si je voulais vivre, je devais me considérer dans l’équation.


*


Je n’ai jamais vu mes parents s’embrasser, en revanche ils n’avaient aucun scrupule à ce que nous essuyions leurs disputes héroïques. Sans les photos pour en témoigner, aurait-on exposé à ma curiosité le fait qu’avant d’être parents, un homme et une femme s’étaient promenés main dans la main, un homme et une femme s’étaient regardés amoureusement, un homme et une femme avaient flirté, l’instant d’une prise?  Le père et la mère les ont dévorés avant que nous puissions les connaître. Entre ces deux-là, le terrain était miné de mesquineries, d’insultes, de provocations, de vengeances personnelles. Tous leurs projectiles ricochaient sur nous. Ils se détestaient parfois au point de nous oublier.


En dehors des visites de parenté qui faisaient converger par moments les six membres de notre famille, il nous arrivait de nous rendre à Québec en voiture. C’est le plus long trajet que nous pouvions ensemble endurer, mes parents à l’avant et nous quatre à l’arrière dans une petite Pontiac rouge à hayon. Chaque fois, c’était l’enfer et cela n’avait rien à voir avec le manque de place. L’agréable avait l’exacte durée des faces A et B additionnées de la même cassette qui jouait dans la voiture pour inaugurer tous nos voyages, après quoi, nous étions assis aux premières loges pour assister au massacre. Une fois que l’habitacle s’était empli de leurs cris et de leur colère, la température montait et la voiture accélérait au tournant. Ma mère détachait sa ceinture et ancrait son pied pesant sur le tableau de bord. Elle lui « tenait tête », disait-elle, pour ne pas répéter l’erreur qu’elle avait commise avec son père, mais cela ne l’a jamais consolée.  Quant à mon père, à sept ans, il avait appris d’un voisin que celle qu’il hélait dans la rue en l’appelant « maman » n’était autre que sa sœur aînée, la vraie était morte. Nos parents nous entraînaient avec eux quelque part. Que pouvions-nous faire, à part nous caler dans nos sièges et nous taire en espérant que la tempête soit plus courte que la dernière. Chaque fois, nos espoirs de voyages ont fini en haillons.


Dans la relation chimique entre mes parents, l’argent agissait comme un combustible nucléaire. Les retombées radioactives des déchets qu’ils ont produits s’étendront sur quelques générations. Chaque fois qu’il le peut, mon père reproche à ma mère d’être dépensière. Elle avait le défaut impardonnable de ne pas faire d’économies. Mon père payait la nourriture, la voiture, le loyer et les frais connexes. Ma mère, qui ne recevait aucun salaire, touchait en tant que parent une aide gouvernementale qui, bien qu’insuffisante, subvenait à l’achat de nos vêtements, des effets scolaires et des cours. À Noël, elle nous offrait à chacun notre grand bas cousu main qu’elle garnissait de petits trésors tels qu’une cassette audio, de la peinture ou de la pâte à modeler, et une immense orange de la Californie! Aucun excès ne nous aurait rendus plus parfaitement heureux! Lors des hivers où nous avions peine à rentrer dans nos vieux habits de neige, elle achetait à crédit. Sa sœur gérante dans un magasin de vêtements pour enfants repoussait pour elle la limite ou défrayait de temps à autre les dettes qu’elle accumulait. Lorsque ses propres moyens ne lui permettaient pas de se payer un café, ma mère atteignait un seuil critique. Ne pouvant pas toujours se prévaloir de la générosité de sa fratrie, elle n’avait d’autre choix parfois que d’en passer par mon père. L’air devenait irrespirable à la maison. Mon père a toujours dit de notre mère qu’il fallait qu’elle brûle ce qui lui restait de billets. Ma mère nous a confié qu’elle avait longtemps entretenu la pensée de nous tuer en voiture avec elle en laissant seul mon père derrière.


Même si ma mère est morte il y a maintenant treize ans, la guerre entre ces deux-là n’a pas pris fin pour autant.  Il y a quelques semaines, en chassant les meilleurs rabais dans mes circulaires, il s’est mis à me questionner sur des détails anodins, par exemple si j’aimais magasiner. Avant que je ne dise quoique ce soit, son air sournois m’avait appris qu’il disposait d’un corrigé. En effet, mon père âgé de 78 ans trouve encore partout des prétextes, fondés ou pas, de s’apitoyer sur son sort voulant que ses quatre enfants ne lui ressemblent en RIEN et que, par conséquent, ils soient pourvus de ses « défauts » à ELLE. Les jours où il nous gratifie de son sourire condescendant, ça peut toujours aller. Dernièrement, sa défunte épouse qui devait fatiguer sous terre à l’entendre parler lui a rendu quelques visites oniriques. La pensée qu’elle veuille le réclamer pour se venger depuis l’agite. Connaissant ma mère, il n’est pas exclu qu’il s’agisse en effet de funestes auspices. Cela dit, je déteste magasiner.


Et l’amour ?


C’est un monde étrange et imprévisible que le nôtre, en faisant cohabiter, l’air de rien, les opposés en permanence, en témoigne la présence simultanée de l’angoisse et d’un temps magnifique, du firmament sublime et des cauchemars ou de la joie et de la douleur d’une naissance. La peau de ma mère était délicate, élastique, toujours à la température idéale et elle avait une odeur de riz au lait sucré bien fumant et de citron râpé. Tout cela persistait quoiqu’elle dise, quoiqu’elle fasse. Quand j’étais malade, je pouvais même l’approcher sans crainte. Sa caresse était une caresse, son baiser, un toucher unique contre lequel tout mon corps s’appesantissait.


C’est ainsi que j’ai pu tenir par une atmosphère festive de fin juin 1988 alors que les rires et les cris amusés des enfants en vacances me parvenaient du dehors. Je m’effondrais d’être recluse dans ma chambre. Le temps de prendre ma température, le temps de m’apporter à boire, le temps d’appliquer de la calamine sur les boutons qui démangent, le temps de déposer une débarbouillette d’eau froide sur mon front brûlant, le temps d’un regard ou d’un échange, juste le temps de courir dans sa chambre me chercher la petite télé noir et blanc sur laquelle j’ai visionné À la poursuite du diamant vert, ma mère offrait du répit à mon désespoir. C’est encore quand j’attrape un gros rhume à 45 ans passés qu’elle me manque, car c’est dans ces moments-là qu’elle me touchait le plus. Ses soins à l’enfant que j’étais révélaient le souci qu’elle se faisait de moi et son corps qui avait toujours été un rempart contre la violence physique d’autrui en devenait un contre la Mort. Je m’agrippais! L’amour est terrible! Manifestement, rien n’est inoffensif en ce monde, ni les astres, ni l’air, ni les insectes, ni les vieillards, ni les pères, ni les mères, ni les enfants, ni les fleurs! La vie n’est pas de tout repos, ce qui aide à mourir quand le moment se présente. Néanmoins, devenir mère est périlleux. Que cela se sache davantage.


Ma mère m’a raconté que pour la naissance de son deuxième enfant en 1976, elle attendait un garçon. Le gros cœur du fœtus le confirmait, lui assurait-on. Elle était en grande douleur. Mon père qui ne le supportait pas s’était retiré. Les cris de ma mère avaient même fini par impatienter l’infirmière en chef qui la priait de se calmer. Par conséquent, ma mère lui a saisi le bras pour y planter les ongles et toutes les deux ont hurlé harmonieusement. Surprenamment, ma mère a accouché d’une fille. Chaque fois qu’elle me racontait cette histoire, j’avais l’impression que c’était sa façon à elle de me dire qu’elle ne démordrait pas de la joie que lui avait donné ma naissance quoi qu’il se passe.  Au moment de mourir, la mère a cédé la place à la femme artiste qui en a profité pour s’acquitter d’une dette, d’une artiste à une autre.


Conclusion


À l’été 2011, alors que ma mère suivait des séances de radiothérapie, je travaillais à la création de mes mobiles. Je prévoyais de les exposer au grand air à la fin de la saison pour les vendre. Tout avait commencé par une image. Pendant les mois qui l’avaient suivie, j’avais entrepris de l’extirper du cocon de l’âme. La matérialiser avait nécessité du pin, des formes géométriques planes, des couleurs primaires et du fil de pêche transparent. Le vent se chargerait du reste. En l’écrivant, j’ai l’impression d’une naissance. Ma mère et moi livrions, chacune de notre côté, une bataille qui n’appartenait pas à l’autre. Un peu plus tard, dans le petit salon du premier étage de sa maison que nous avions transformé en chambre, ma mère-malade m’avait passé commande en parcourant le petit catalogue que j’avais confectionné. Et c’est aussi là, alitée, quelques semaines avant sa mort, que ma mère m’a payé son dû après livraison avec gravité. Ce geste est le dernier qu’elle m’ait adressé, personnellement, mais le premier où elle s’est procurée dans les règles quelque chose qui était de moi après qu’il ait été offert.



de G


Le 30 juin 2024

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