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L'énigme maternelle

de F


Le problème, c’est qu’il est impossible de s’en passer. C’est la seule façon d’exister. Je veux parler des mères. Quoique, dans leurs laboratoires secrets, de nombreux savants tentent de créer un utérus artificiel. Ils vont y arriver, c’est sûr. N’ont-ils pas mis au point la fécondation in vitro dont l’essor ne se dément pas ? L’hubris des hommes est sans limites, c’est la dernière étape avant l’abolition une fois pour toutes de Dieu. Quand ils seront à leur tour créateurs d’une vie humaine à terme, ils seront enfin son égal. L’invention des robots ou de la mal nommée IA ne les contente pas. Un bébé sans mère, là on parle.


Je peux commencer de mille façons et je n’en ferai jamais le tour. Je la porte en moi, empreinte indélébile, comme si j’étais un caneton. D’ailleurs, ne disait-elle pas, en farce, qu’elle cherchait son pingouin? Donc, peu importe le bout par lequel je vais parler d’elle, ce sera le bon.


Bref, maman. J’en ai donc une comme les huit milliards d’êtres humains sur la Terre. Ça fait beaucoup de mamans. La mienne est une femme petite, quatre pieds onze pouces trois quart, dont le tour de taille a varié selon les époques et les grossesses. Dans sa jeunesse, avec ses longs cheveux noirs bouclés, son nez adorable et sa bouche en cœur, elle ressemblait à l’actrice américaine, Elizabeth Taylor. Même genre. Intense, dynamique (pour ne pas dire dynamite), pleine d’entrain, toujours prête à l’action. Des yeux bruns pleins de vivacité. Une énergie monstre, une rapidité dans le geste et la parole. Une mémoire d’éléphant, l’instinct d’un tigre. Levée à 6 h, couchée à minuit, pour s’occuper d’un mari et de quatre enfants, trois repas par jour, les lunchs, les goûters après l’école et avant le coucher, l’épicerie hebdomadaire, le magasinage pour le nécessaire, les vêtements, les meubles, le lavage, le repassage, le pliage du linge, l’époussetage, le grand ménage du printemps, de l’automne, sans compter les repas de fête, les anniversaires, Noël, Pâques, l’Action de grâce pour huit, dix, douze couvercles, et j’en oublie et j’en passe. Cette énumération vous épuise-t-elle ? Moi, oui, je suis plus tôt livre, café, sofa.


Mais j’allais oublier l’entretien « Spic & Span » de la grande maison de deux étages, trois chambres à coucher, salon, cuisine, salle à dîner, solarium et sous-sol fini, que nous avons habitée jusqu’à mes seize ans. Je la vois encore à genoux sur son petit tapis de mousse rouge brique à cirer les planchers de chêne. Elle a fini par les faire recouvrir de tapis mur à mur. Pour ce faire, le menuisier a cloué du contreplaqué sur toute la surface pour que ça soit de niveau. Cet intermède résidentiel a été précédé et suivi de déménagements, solution idéale pour changer le mal de place. En tout, dans sa vie, j’en ai compté 33.


Le dicton « Ce que femme veut, Dieu le veut » s’applique à ma mère, autrement dit une puissante autorité naturelle. Je dois ajouter qu’elle a travaillé comme fonctionnaire au ministère des Finances, elle dirigeait de main de maître une équipe de 10 à 15 personnes et son grand patron d’Anglais de six pieds savait sagement écouter ses recommandations quant aux procédures de travail. Elle était impressionnante. J’ai toujours regretté de ne pas connaître personnellement cet aspect de ma mère. Précisons qu’elle avait fait sa neuvième année, savait écrire le français et l’anglais sans faute, et adorait les chiffres, bien entendu.


                                                                                  ***


Je n’aurai connu d’elle, heureusement et malheureusement, que la mère. Je dis heureusement, car elle a fait le bonheur de mon enfance (avec mon père aussi). J’ai des souvenirs odorants de tartes aux pommes, de pets de sœur, de poulet rôti, de sauce à spaghetti, de chocolat chaud, de biscuits roulés aux dates, etc. J’étais gourmande et elle était une vraie chef. Nos intérêts mutuels se rencontraient dans la plus pure harmonie. Je me souviens aussi qu’elle embaumait la maison de sa poudre White Golddont elle usait abondamment après son bain. Le parfum se rendait jusqu’au sous-sol où l’on regardait la télévision. On se disait : « Ah, maman a pris son bain », avant qu’elle se réfugie dans sa chambre pour lire tranquille. Il y avait aussi la bonne odeur du repassage qu’elle faisait le lundi soir devant le petit écran. Tant et tant de bons souvenirs : les sorties à Ottawa pour magasiner chez Freiman et, au sous-sol, y boire un malted milk à cinq cents, les repas au restaurant le samedi soir, le cinéma en plein air l’été, les baignades au lac Pink dans le temps où seuls les gens de Hull s’y rendaient. Je pourrais continuer ainsi longtemps, car la mémoire travaille, attisée par l’encre sur le papier.


Je l’aimais sans compter et elle me le rendait bien. C’était ma maman chérie. Elle m’a bien pris soin quand j’étais petite. Elle m’a dorlotée comme on dorlote sa poupée préférée. Hélas, j’ai grandi.


                                                                                  ***


Ce ne fut pas une mince affaire. Je suis restée longtemps dans le paradoxe sans m’en rendre compte. Car le nid, quand même, peut être bien douillet. Ça m’évoque toujours celui, immense et profond, que construisent les balbuzards. Ces aigles marins l’installent au sommet des pins et le construisent de branches entrelacées, grosses et petites, comme on tricote un bas. Les oisillons y sont en sécurité jusqu’à leur premier vol qu’ils réussissent à faire comme tous les balbuzards de ce monde. Avec les humains, c’est plus compliqué. Bref, c’est toujours plus compliqué avec Homo Sapiens.


Trop ou pas assez couvé. L’énergie du premier vol est entravée par peur, par possessivité, par incompréhension, par manque d’éducation. Les petits perdent des plumes, alors mieux vaut rester à sa place. Avec maman dans le gros nid. La guerre larvée commence, insidieuse, prend des allures de révolte à la petite semaine. La tête, les bras sortent de l’eau, parfois, mais le tentacule saisit bien vite et tire vers le bas les petits pieds qui battent le rythme. Trois-cent-soixante-quinzième essai.


Une chance qu’existe l’élan intrinsèque de la vie qui veut vivre. Ça pousse, ça veut ouvrir les ailes, prendre le large, rompre les amarres au navire amiral et maternel, couper le cordon qui relie, celui-là psychique : « Je suis venu séparer le fils du père, la fille de la mère, le frère de la sœur, vous aurez pour ennemis les gens de votre maison. Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. » Ouf !


                                                                                       ***


Évidemment, ce n’était pas pour mal faire. En famille, il y a eu souvent de beaux moments, surtout autour de la table et devant la télévision, les fous rires en lavant la vaisselle, les promenades en auto jusqu’au belvédère Champlain, les petits voyages à Montréal et à Québec. Quand on était de bons enfants fins, tout se passait bien, car la femme qui est ma mère a toutes les apparences de la gentillesse. Tous ceux et celles qui la connaissent, et dont elle n’est pas la mère, la trouvent charmante. Elle est donc fine votre mère. Oui, bien sûr. Personne n’en doute, même moi dans nos bons jours. Elle est avenante, polie, généreuse, elle a une belle façon, de la jasette. Elle s’intéresse à la politique, aux sports dont le base-ball qu’elle suit assidûment depuis son enfance, aux maisons, à la mode, elle est toujours chic, elle adore les chapeaux. Elle brille comme un diamant.


Mais nous, moi et les trois autres de la couvée, on connaissait son côté coupant. On a tous subi celle que j’ai appelé L’Autre. Celle-là, mon père la surnommait le sergent-major. Ça donne une idée. Pas d’anicroches, ou si peu, jusqu’à la puberté. Ensuite, avec l’émergence de nos personnalités, on devenait, à ses yeux, moins fins. Le paradoxe se mettait en place : on veut grandir, s’épanouir, se réaliser, mais aimer maman, c’est rester enfant.


C’est Carl Gustav Jung et sa psychologie, qui m’ont mise sur la piste. Je suis parvenue à faire les distinctions qui s’imposaient et à comprendre la dynamique de ma mère, tantôt si aimable puis soudainement tyrannique, grâce au concept d’archétype, celui de la « Grande Mère », ou GM pour l’appeler par son petit nom.


Quand une femme devenue mère s’identifie entièrement au seul aspect nourricier de la GM, oubliant qu’elle est juste une mère humaine et qu’aucune couronne ne coiffe sa tête, les enfants en grandissant feront face à L’Autre, son revers, celle qui dévore, qui rend malade ou fou. Cette mère voudra se les soumettre, mais sans le savoir, sans en être consciente. Même sans mauvaises intentions intentionnelles. Ce qui reste alors à la progéniture, c’est la fuite dans tout ce qu’on peut imaginer ou le combat pour une vie à soi. C’est sans doute une question de caractère. Les stratégies sont multiples. J’ai choisi de croiser le fer, j’ai toujours aimé les duels à l’épée. Faut croire que L’Autre m’habite aussi.


                                                                                       ***


Aparté à saveur mythologique

L’Autre, elle a la force de la Mère Nature, comme un volcan dont la lave rase tout sur son passage, le bon et le mauvais, puisqu’elle est sans état d’âme. L’Autre n’a pas de scrupules, elle domine naturellement. Elle est absolument certaine des privilèges que lui donne son statut maternel, des prérogatives millénaires jamais remises en question, car elle est à la source de tout l’humain. Quand elle prend la parole, en fait quand elle surgit des profondeurs pour saisir le corps d’une femme humaine qui s’adonne à être une mère, elle écrase, comme une géante distraite posant son pied sur un humain égaré. Il faut bien le dire : elle a le pouvoir de vie et de mort. Chaque enfant le sait en son for intérieur, avec les conséquences que l’on sait. C’est la GMN (la Grande Mère Négative) qui sort de nos psychés pour nous attraper par la peau du cou et nous empiffrer de bonbons avant de nous manger tout rond. Ça fait peur.


Au fond de chaque petite maman humaine se tapit la GM, dispensatrice de récompenses et de punitions. Si vous avez la chance d’avoir une mère pas pire, qui sait qu’elle est humaine, dont la conscience fait barrage à cette force naturelle de la psyché, alors vous n’aurez pas à lutter contre l’aspect obscur - comme la Force obscure - de la GMN pour votre individualité et une vie qui vous est propre.


Toutefois, si le sort vous a donné une mère qui, dans sa maternité, perd de vue son humanité, qu’elle n’est plus que son rôle, qu’elle n’accorde aucune véritable importance à d’autres activités ou fonctions, alors, dans les tréfonds, la GM avide s’activera et vous aurez l’impression de vivre un conte de fées. La maison familiale aura l’air d’un havre, mais, en fait, elle sera pleine de tensions. Les planchers seront couverts de coquilles d’œuf. Vous marcherez avec précaution sans même vous en rendre compte.


Tout aura l’air beau de l’extérieur. Tout reluira. « Tout est correct » sera la phrase code. La dévastation viendra des petites phrases assassines, de l’imposition d’être fine et de bonne humeur à perpétuité. Le reste, on le garde pour soi et il se transforme peu à peu en désespoir secret, en rage inavouée qui minent le cœur, l’érodent comme la mer une falaise de grès. On grandit dans un carcan invisible qu’on est seul à sentir.


Avec sa nappe blanche, la table est bien mise selon les règles de l’art, mais en-dessous grouille la noirceur des non-dits. Alors, au fil des ans, les liens se désagrègent, la famille tant souhaitée s’éparpille. Il ne reste que des semblants. Et maman ne comprend pas pourquoi, elle qui est si fine.


                                                                                         ***


À cette heure, elle est encore là, à 96 ans bien sonnés. Elle s’est fracturé la hanche à 90 ans et elle en est revenue après des mois de convalescence. Au mois d’août de l’an passé, c’était au tour du poignet. Six semaines en réadaptation. Elle en est revenue aussi. Ai-je dit qu’elle a fait un AVC dans le cou en 1997, qu’elle a été opérée et qu’elle s’en est complètement remise ? Ah oui, j’oubliais. Son genou droit fini d’arthrite. Les docteurs n’ont pas voulu le remplacer de peur qu’elle y reste, vu sa très haute pression et la fragilité de son cœur. Ils ne la connaissaient pas. D’ailleurs, je pense plutôt que c’est de la discrimination. Voyez-vous, ma mère est une très bonne patiente, très obéissante. Elle les a crus. Elle en souffrait à 60 ans, imaginez à 96 ans. Je lui ai rendu visite dernièrement et je l’ai trouvée vraiment diminuée. Elle a encore fondu et elle marche difficilement, même avec son déambulateur. C’est très dur de la voir dans cet état, elle dont mon père disait aussi qu’elle était du vif-argent. Elle, si vive, si rapide, si compétente dans ses gestes. Est-ce vraiment nécessaire d’assister bouche bée à la déchéance de ses parents ? Est-ce que ça vient avec le contrat de naissance ? En fait, malgré toutes mes révoltes, je suis une bonne fille, alors je suis encore là… de moins en moins.


                                                                                   ***


Revenons à nos moutons. Que voulez-vous, parler de maman - sauf en bien évidemment -, c’est le grand tabou. Même juste en parler, c’est un grand tabou, sinon le plus grand. On peut en parler dans le secret du cabinet des psy de tout acabit, qui ont juré, comme les prêtres, d’en garder le secret à jamais. Mais écrire à son sujet directement avec l’idée de rendre le texte public, ça suscite les grands émois, la fuite en avant, n’importe quelle façon de ne pas en parler, ou d’en parler sans en parler, surtout pas des mères réelles… sauf, bien sûr, les grandes écrivaines, celles qui en ont le droit, parce que ce sont des dites autrices patentées. Bref, quel sujet brûlant, un vrai challenge, comme disent nos cousins d’outre-mer. Même moi, qui a rempli des centaines, que dis-je, des milliers de pages d’analyse et de délire sur elle dans mes carnets savamment cachés dans de gros coffres gris en plastique, dont personne ne peut soupçonner le contenu. Oui, même moi, ça me fait réagir! On l’aime, on la hait, on veut lui échapper et on veut la contrôler, puis, à notre dernier souffle, il paraît qu’on l’appelle pour qu’elle vienne nous chercher.


                                                                                        *** 


Extrait de mon journal :

- « Tu devrais manger du dessert. »

- « Pourquoi? »

- « Parce que j’en ai fait. »

La raison de mon combat, de ma lutte, en dix mots. Même pas d’adjectif, pas un seul adverbe. Sujet, verbe, complément. C’est clair, net et précis. Et simple, surtout très simple. Facile à comprendre. Inutile même d’en discuter. La quintessence du rapport entre ma mère (L’Autre) et moi.

Si seulement je lui avais obéi. Elle me l’a déjà dit avec une immense candeur : « C’est tellement plus facile quand on est fine. » Je l’ai été longtemps « fine », tellement que j’en désespérais à petit feu. J’ai donc pris les grands moyens. Je suis allée voir une « maîtresse d’armes » avec qui j’ai appris à aiguiser mon couteau pour en finir avec le cordon. C’était ça ou sombrer, comme mes rêves me le montraient sans ménagement.


                                                                                     ***


Il faut bien me l’avouer quand même : je lui dois tout. Quoique j’en dise, quoique j’en pense. Aujourd’hui, maintenant que je suis qui je suis, je le sais. Elle m’a prêté volontairement son ventre pour que je vienne au monde, dans la longue chaîne d’enfantements génératrice de tous les mammifères dont nous sommes. Elle est le pilier de ma vie contre lequel je me suis heurtée. Elle est le pilier de ma vie qui m’a poussée à tout entreprendre pour devenir.


                                                                                     ***


Pour la rassurer quand même, car je sais bien que, de son point de vue, elle a fait tout son possible et qu’elle s’est dévouée sans compter (malgré tout) et que, comme toutes les mères, elle se sent coupable, je lui ai écrit cette lettre, un jour que j’avais le cœur tendre :

Merci, chère maman, d’avoir toujours été là, de m’avoir toujours ouvert la porte et de m’avoir toujours accueillie avec la joie dans les yeux et le sourire aux lèvres.

Merci de m’avoir si bien pris soin et de m’avoir tant aimée quand j’étais petite. J’en tire beaucoup de force aujourd’hui.

Je ne pourrai jamais te rendre tout ce que tu m’as donné et je t’en suis vraiment reconnaissante. Merci pour toute la bonne bouffe que tu as cuisinée et m’a donnée. Je m’en souviendrai toute ma vie... surtout les gros sandwichs que je mangeais à l’école!

Mais par-dessus tout, merci d’avoir tenu à moi comme je tiens à toi, malgré nos chicanes et nos prises de bec. L'amour, le vrai, est capable de passer au travers des tempêtes et il vaut toujours mieux parler que de se taire.


Et merci pour tous les sacrifices que tu as fait pour tenir aller la maison et la famille. Merci d’être ma maman.


Ça lui a fait grand plaisir cette missive, elle la garde précieusement et m’a dit qu’elle la relisait de temps en temps. Mon but était atteint. Car, femme de 1927, c’est-à-dire d’une autre époque, élevée à l’anglaise du « stiff upper lip », « prendre soin » était la réponse qu’elle avait donnée à ma sœur qui voulait savoir sa définition de l’amour maternel.


                                                                                    ***


Parce qu’elle a fait de son rôle de mère l’apex de sa vie, elle donnait prise à L’Autre à tout moment. En contrepartie, cette dernière lui donnait pleins pouvoirs : elle menait, on obéissait. Elle décidait, on suivait. On n’a jamais eu un mot à dire, comme le disait mon frère aîné : « Les parents en haut, les enfants en bas », même si on a 50 ans et toutes nos dents. On a jamais eu, même aujourd’hui, aucune crédibilité. En fait, on ne connaît rien, donc notre avis ne compte pas. Quant à nos sentiments, bof, ils n'existent pas. C’est très long à vivre, même avec la meilleure volonté du monde. Comme je l’ai dit plus haut, je suis restée à lutter, sans doute à cause de mon sale caractère ou de la compulsion de répétition, pourrait-on diagnostiquer. Ou de l’attachement, ou de l’amour. Des fois, je doute de ma décision. Vaut-il mieux fuir L’Autre ou la combattre en sachant que ça ne finit jamais!


                                                                                      ***


Enfin, depuis le 18 avril, c’est le début de la fin… peut-être. Je ne savais pas trop comment poursuivre. Le temps faisant bien les choses, je vais finir par la fin, comme il se doit.

Dans son appartement de « personne autonome », elle a échappé un pipi dans son lit, incapable de se rendre à la toilette, la douleur arthritique de son genou droit l’empêchant d’avancer, de bouger d’un pouce. Le mal et son incapacité étaient tels qu’elle a été hospitalisée. Ça m’a fait penser à mon chat Lulu, atteint d’un cancer, qui a vécu jusqu’à la dernière limite et que j’ai retrouvé un matin dans son urine sur le plancher de la cuisine, à l’agonie. Faut croire que ma mère a la force d’un animal, elle possède son instinct de survie.


J’étais sous l’impression qu’elle atteignait sa limite, qu’elle avait enduré jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus – avec toutes les contrariétés que ça sous-entend pour ceux et celles qui restent : la volonté de vivre, l’esprit quoi, qui pousse le corps à son extrémité.


J’en ris, mais, en fait, j’en rage. La relation est épuisée ou, devrais-je dire, je suis épuisée, dépassée par sa longévité. Comme j’aimerais reprendre cette phrase simple que m’avait dit une amie au décès de sa mère, son père étant disparu depuis un bon bout : « Je ne suis plus l’enfant de personne. » Est-ce possible de vivre les années qui viennent sans le joug maternel?


Les sentiments positifs à son égard s’évanouissent. Il reste l’exaspération de l’attente que la cloche sonne, que l’avion décolle, que le train démarre, que le bateau quitte le port.


                                                                                   ***


Tant que le cœur bat, ce n’est pas fini et la fin peut être longue.


Je vais la voir à l’hôpital. Elle a fondu. Ses clavicules sont proéminentes. Mais les yeux pétillent encore, la tête est presque toute là. La partie de baseball l’intéresse toujours, les matchs de tennis aussi. Elle me dit : « Merci pour ta visite. » Ah! Les expressions conventionnelles, la bienséance d’une autre époque, ça remplace bien les sentiments.


Je lui ai pris la main, toute froide, dans mes mains toutes chaudes. La vie s’en va millimètre par millimètre, cellule par cellule. Que dit-on : mourir à petit feu.


Il a quand même fallu que je me parle, que je me dise : tu n’es pas au seuil du trépas, tu n’es pas couchée dans un lit d’hôpital. Il a fallu que je travaille pour me détacher, pour faire baisser l’empathie.


C’est sa vie. C’est la fin de sa vie à elle. Je n’y peux rien. Je suis sur la rive des vivants, encore. Je n’attends pas la barque de Charon pour me faire traverser le Styx. Elle y embarquera seule. Ne le sommes-nous pas tous au fond?


                                                                                     ***


Erreur! Elle a repris du poil de la bête, c’est le cas de le dire! Elle est de retour dans son RPA! Selon l’évaluation du travailleur social et de l’ergothérapeute du CLSC, elle n’a pas besoin d’aide et ne se qualifie pas pour une demande d’hébergement en résidence intermédiaire. De toute façon, il n’y a pas une seule place de libre à Gatineau. Une chose est claire. Elle a eu ce qu’elle voulait : vivre chez elle dans son appartement. À n’en pas douter, ce sera notre souhait à toutes.

Devant tant revirements, le choc est passé. Il ne reste que quelques fils au cordon. Je ne les sens presque plus. Le bateau est dans la rade, il attend de partir.

    

                                                                                      ***


En guise d’épilogue

Pour conclure, comme s’il était possible d’écrire une conclusion sur cette relation vécue jusqu’à la lie, je vais me répéter. C’est que ce nœud, il m’a fallu trop d’années à le délousser.


Le pire, c’est que cette femme, autrement adorable et grâce à qui j’existe, ne savait pas tenir compte de nous, de nos sentiments, de nos émotions, de nos idées, de nos souhaits, de nos projets. Son « dévouement » était son grand plan, mais quand venait le temps des décisions qui nous affectaient tous, elle passait à l’action sans se soucier des effets collatéraux. «  Je m’en fous ! », voilà ce qu’elle a répondu au travailleur social qui lui demandait sa réaction face à ses proches qui n’étaient pas tout à fait d’accord avec ses décisions. Quel soulagement, enfin la vérité ! Elle est là, L’Autre, dont je parle depuis le tout début - la Grande Mère archétypale sans morale, bienfaisante comme la nature, terrible comme la nature.


Du vif argent au diamant, des fous rires aux colères volcaniques, de « ma petite chérie » à « tu es donc égoïste », et de toutes les paroles vindicatives dites à la fratrie et dont je n’ai pas été témoin, le résultat : la rage, le désespoir et la mésestime au cœur de ses enfants qui vivent sous sa tyrannie. Comme le disait l’écrivain français Chateaubriand, « la tyrannie en nous dégradant nous rend incapable d’indépendance. »


Certes, tout cela peut sembler anodin. Nous avons été gâtés, bien habillés, bien nourris, bien bécottés dans notre petite enfance… quoique ma sœur et moi avons tout de même reçu une gifle bien sentie.


Pourtant les sentiments, les pensées, les espoirs, c’est important, non? Si importants, en fait, qu’ignorés, ils envoient le message qu’on est rien, qu’on ne compte pas, qu’on n’existe pas par nous-mêmes. On devient l’objet de L’Autre. C’est ça la tyrannie dont je parle et à laquelle il faut s’opposer pour gagner sa liberté sans quoi on ne vit pas sa vie.


C’est crucial de le comprendre. C’est la raison fondamentale des problèmes dans les familles : le mépris de l’être intime. Les parents l’apprennent aux enfants qui, devenus adultes, s’infligent le même traitement et, à leur tour, l’infligent et l’enseignent à leurs enfants. Ainsi tourne ce que j’appelle la malédiction ancestrale.


                                                                                      ***


En fin de compte, en lisant et relisant mon texte, en le révisant, en ajoutant et en retranchant des bouts, une question me taraude : de qui ai-je fait le portrait au juste?



F

Le 30 juin 2024

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